Le provençal : où est-il, d’où vient-il, où va-t-il ?

1) Où est le provençal ?

Je placerai cette conférence sous le patronage du regretté Professeur Vague, fondateur de notre Association, qui en a été l’âme pendant de si nombreuses années, et qui parlait un admirable provençal ventabrenais.

Nos hôtes me pardonneront, j’espère, de regarder le provençal depuis Ventabren ; s’ils sont ici, au fond, c’est parce qu’ils nous aiment. Je le fais d’autant plus volontiers que la langue ventabrenaise est la plus belle et la plus parfaite de toutes les langues provençales, et Dieu sait s’il y en a.

Pourtant, le provençal ne s’entend guère dans la vie quotidienne, bien rarement dans nos rues, parfois dans certaines conversations, davantage sous forme de proverbes, de mots isolés cités au milieu d’un discours en français. Cependant, je fais régulièrement l’expérience de converser en provençal avec plusieurs habitants de notre village un peu plus jeunes ou plus âgés que moi (soixante-deux ans à ce jour…), et je constate qu’ils s’expriment avec une parfaite aisance dans un provençal irréprochable. Le provençal habite donc dans la tête d’un nombre notable de nos concitoyens, mais il en sort plus difficilement. S’exprimer en provençal, même entre parfaits bilingues, c’est vouloir affirmer, signifier quelque chose dans le choix même de la langue, quelque chose de profond et certainement de difficile à mettre au jour. Nous ne sonderons pas ici les profondeurs de l’âme provençale, mais en parcourant l’histoire de notre langue, nous tenterons d’éclairer un peu le non-dit qui l’enveloppe.

Reprenant depuis plus de vingt ans une tradition un moment interrompue, la troupe théâtrale des Pastourèu Ventabrenen fait retentir en public avec beaucoup de talent le provençal dans la Pastorale d’Antoine Maurel, auteur marseillais du XIX° siècle. Pendant une douzaine d’années, un cours public d’initiation au provençal s’est tenu à l’ancienne école jusqu’à une date récente. Aucun enseignement à l’école, aucun au collège de Velaux.

L’écrit public se limite apparemment à peu de chose. Le plus remarquable est l’inscription qui figure sur le socle de la statue de la Vierge en face du Château, qu’il serait d’ailleurs à propos de rendre plus lisible. On peut encore noter la brève rue Roumpo-cuou, dénomination mise apparemment pour roumpe-cuou, le chemin des Pastourèu, et quelques autres noms sur lesquels nous allons revenir. Dans l’écrit privé, citons la tuile libertine datant sans doute du XVIII° siècle, trouvée par un propriétaire de Ventabren dans la partie intérieure de ses combles, qu’on n’a pas encore totalement déchiffrée, et qui présente, gravée sur l’une de ses faces, un poème provençal des plus explicitement grivois.

Ce n’est pas directement en provençal qu’en subsistent les traces les plus évidentes, mais dans une hybridation avec le français. L’expansion du français hors de son berceau l’a confronté avec les autres langues de France, et il s’est chargé d’éléments nombreux qui leur sont empruntés. Ici, notre parler originel a réagi sur la phonétique du français (c’est ce qu’on appelle –abusivement- l’accent), sur sa morphologie (par exemple, conservation du e de féminin dans la prononciation : Michel/Michèle, ours/ourse), et sur son vocabulaire. Là, les exemples abondent : empéguer, mallon, moulon, escamper, aganter, niston, estrace, garrouille, rouste, boufigue, bader, bacéler, braye, réner, supillon, favouille, piter… ; plusieurs sont quasiment passés dans l’usage national, comme fadat, fondut, minot, et même, dans sa phonétique originale, pitchounet ; sans compter l’argot (castagner, pétoche, mouscaille, cramer, quedale, etc), et les nombreux emprunts à la langue d’oc depuis le moyen-âge : aigle, auberge, égal, cabane, cadenas, cadeau, caisse, cap, escalier, radeau, tocsin.. ; et bien sûr, le plus beau mot de la langue française, que seule la langue d’oc pouvait lui donner : amour ; avec, il est vrai, son compagnon importun qu’est la jalousie.

L’un des témoignages les plus stables réside dans les noms de quartiers et lieux-dits. Je ne les passerai pas tous en revue, le temps nous manquerait. Je dirais seulement que dans leur très grande majorité, ils sont évidemment d’origine provençale. Certains sont des noms de personnes ou de familles, comme les Cauvets (du mot signifiant chauve), Sauvat (sauvé), les Brets (bègues), les Méjeans (mitoyen, qui se trouve au milieu), Nouradons (diminutif d’Honnorat), probablement les Taillaires (tailleur ou collecteur de taille), parfois des surnoms burlesques : Tabari(n) (écervelé, bouffon), Pite Pan (pique-assiette). D’autres évoquent des particularités du paysage ou des activités : Fontvieille (la vieille fontaine), la Crémade (l’espace incendié), la Lèque (les pierres plates, également sorte de piège), le Ribas (le grand talus), Peyre Plantade (pierre plantée), Roque Traoucade (roche trouée), le Collet (petite colline) de Bouret, le Cavaou (le cheval). Certains noms proviennent de mots plus ou moins inusités actuellement, comme Verquière (l’enclos), Lacan (La Cam, le sommet), les Mourades (moradas, les vignes provignées), la Recense (recensa, la fabrique où on retraite le marc des olives pour extraire l’huile qui y reste). On a vu des hésitations significatives dans la signalisation, comme sur ce chemin qui était désigné dans sa partie haute chemin du Puits du Saouzé et Puits du Saule dans sa partie basse ; la nouvelle nomenclature en a fait disparaître le provençal. Disparu depuis longtemps le Camin Blanc. Disparues également les Planettes, sans doute à cause de l’équivoque orthographique que produit le mot en français, remplacées par les Petites Plaines. Lei Berits, que je suppose être un nom de famille, a été magiquement transformé en un hommage à la patrie de Georges Sand. Le très provençal Fònt Vicari (la fontaine du vicaire ou de la famille ainsi dénommée) a été retraduit dans le superbe latin classique de Fons Vicarii. Enfin, des hybrides étranges, comme l’amèu di Piboul, que je ne saurais même pas prononcer.

La nomenclature officielle agit avec désinvolture à l’égard de l’exactitude linguistique de la matière provençale, ce qui n’a rien de spécial à Ventabren. Il y a des contresens bien plus graves : ceux qui ont fait du Pas de l’Ancié (le passage resserré ou angoissant) un Pas des Lanciers, du Pas dei Mila Auras (le col des mille vents) le Col de Mylord, du Cap Cau (le cap chauve) la Pointe Cacao, ou des Tres Lus (les trois lumières) les Trois Lucs. On se sentirait déshonoré de prononcer à la française tous les mots américains du dernier cri, mais le nom même de notre village s’entend ici ou là Vantabren ou Vantabran, comme on prononce sans sourciller Manpanty à Marseille ou le château de l’Ampéry à Salon. La guerre n’est pas gagnée.

2) D’où vient le provençal ?

Le provençal tire son nom de la Provence. La Provence tire le sien de la Provincia Romana, le territoire sur lequel les Romains s’installent aux alentours de 125 av. JC (date de la fondation d’Aix par Sextius Calvinus). Ce territoire s’étend des Pyrénées à Toulouse et à Vienne jusqu’aux Alpes. Pour des raisons qui nous sont mal connues, le terme de « Provence » va se spécialiser à partir du haut Moyen Age pour désigner un ensemble aux frontières sans cesse variables qui va de la vallée du Rhône (rive droite comprise) aux Alpes, même si jusqu’à une date récente le nom de Provence continuera à désigner en même temps tous les pays de langue d’oc. Mistral écrit en 1875, en annonçant son grand dictionnaire : « poursuivi toujours davantage par l’idée de remettre en lumière et en conscience de sa gloire cette noble race [c’est à dire peuple] qu’en plein 89 Mirabeau nomme encore la Nation Provençale, et comprenant sous ce nom toute la population de langue d’oc, comme aux temps anciens, je me passionnai à dresser le Dictionnaire de la langue du Midi ».

Dans la division de l’empire de Charlemagne, la Provence n’échoit pas au royaume franc comme le reste du Midi, mais à la Lotharingie, et de là passe dans le Saint Empire romain germanique. Loin du pouvoir central, les familles féodales s’émancipent, et la Provence, par le jeu des alliances matrimoniales, voit son territoire partagé entre deux puissantes maisons comtales, celle de Toulouse et celle de Barcelone. C’est à ce moment qu’elle se trouve engagée dans la guerre des Albigeois à partir de 1209. Elle aura entre autres pour conséquence d’affaiblir le pouvoir toulousain qui perd peu à peu pied en Provence au profit des Catalans, et de placer le comtat Venaissin entre les mains de la papauté. En 1246, à la mort du dernier comte catalan, Raymond Béranger V, sans héritier mâle, ses possessions passent par mariage sous le pouvoir du frère de Saint Louis, Charles d’Anjou. La partie orientale de la Provence se sépare du comté en 1388 et se donne au comte de Savoie. La dynastie angevine exercera le pouvoir jusqu’à la mort du roi René (1480) et celle de son éphémère successeur Charles du Maine (1481), à la mort duquel le comté passe aux mains des rois de France.

Quelle langue parle-t-on dans cet espace ? Partons là encore de Ventabren. Les spécialistes nous disent que le nom de notre village dérive d’une racine went- (wint-), qu’on retrouve dans plusieurs noms de lieux, à peu près tel quel comme nom de plusieurs sommets des Alpes du Sud, ou encore dans le mont Ventoux, également dans le nom provençal de la Sainte Victoire, Venturi, avec la signification de « montagne » dans la langue des habitants les plus anciennement connus de notre région, que les latins appelaient « Ligures », nom qui est demeuré à la province italienne de Ligurie. Bren pourrait être redevable à la couche celtique, avec le radical du gaulois bronnos (colline) (la dénomination serait ainsi redoublée, à moins que les Celtes n’aient assimilé went- à uindos (blanc) : la colline blanche...).

Entre temps, les Grecs s’étaient installés à Marseille et avaient créé de nombreuses colonies entre Agde (Agathè Túkhè) et Nice (Níkaia). Les latins, très influencés par la civilisation grecque, intègrent de nombreux mots grecs dans leur langue. Après la chute de l’empire romain (455), les invasions germaniques apportent un contingent notable de mots et de noms de personnes, qui sont aussitôt latinisés.

Mais, provençal ou français, ou italien ou espagnol, l’origine de nos langues est exclusivement le latin ; c’est cette langue qui s’est parlée sans discontinuité depuis le I° siècle avant J-C en Provence, et qui a évolué de génération en génération pour produire les langues romanes modernes. Sur le territoire de la Gaule, le latin évolue de façon différente au nord et au sud. Vous le savez, on y distingue à partir du Moyen Age une langue d’oïl et une langue d’oc. Manière qu’avait l’époque de dénommer ces langues émergentes, par la façon dont on y exprime le mot signifiant « oui ». Mais, pour ce qui est de la langue d’oc, on continue aussi à la dénommer, de manière assez anarchique, par le nom de l’une ou l’autre des régions où on la parle. Ainsi, quand on commence à écrire des traités de grammaire et de rhétorique de la langue d’oc, on voit dénommer la langue « limousin » ou « provençal », peut-être parce que ce sont les régions frontalières où passent les grandes voies de communication. Enfin, lorsque les rois de France se trouvent confrontés à leurs nouvelles possessions méridionales, ils dénomment aussi bien le territoire que la langue du nom de « lingua occitana », qu’on voit opposer à une « lingua ouytana ». On en tirera en français les mots occitan, Occitanie.

Toujours est-il que la civilisation occitane connaît aux alentours du XII° siècle un éclat incomparable, qui fait de l’occitan la langue de la nouvelle poésie –et musique- pour l’Europe entière, comme l’américain aujourd’hui l’est pour l’expression chantée. En voici un bref exemple, une strophe d’un poème de Raimbaut de Vaqueiras (fin du XII° siècle), dans laquelle une dame se plaint de l’abse

Altas ondas que venetz sus la mar
Que fai lo vent çay e lay demenar,
De mon amic sabetz novas comtar
Qui lay passet ? no lo vei retornar.
Et oy Dieu, d’amor !
Ad hora.m dona joi e ad hora dolor !
Hautes vagues qui vous formez sur la mer, que le vent fait mouvoir de ci et de là, pouvez-vous me dire des nouvelles de mon ami qui a fait la traversée ? Je ne le vois pas revenir. Ah, Dieu, l’amour ! Tantôt il me donne de la joie, tantôt de la douleur !

L’écriture utilise les graphies du latin, mais les adapte à la langue nouvelle. Les scribes créent ainsi un système orthographique relativement unitaire et rigoureux pour l’époque.

J’aurais pu citer des troubadours bien plus illustres : Richard Cœur de Lion, par exemple, ou Dante, qui prend soin, dans le chant XXVI du Purgatorio de sa Divine Comédie, d’insérer huit vers occitans pour prouver que, s’il écrivait en toscan, ce n’était pas par ignorance de l’occitan, langue officielle de la poésie, mais pour affirmer son propre langage …Voyons comment Mistral nous présente cette grande époque dans l’enthousiasme épique de son poème Calendal :

Mai, coume uno isclo entre lis erso,
Apareissié la caro esterso
De la Prouvènço, coume uno isclo de soulas
E cantarello e baladouiro.
Despièi la mar fin-qu’à la Louiro,
E de la terro escampadouiro
Ounte crèis lou pounsire – i plano de sablas
Ounte lis ome sus d’escasso
Gardon li biòu e van en casso,
Cènt vilo, libro e forto e fièro de soun sang
(Lou miéu me boui à tau raconte),
Vivien countènto e de bon comte
Souto l’aflat de nòsti Comte
Li Ramoun-Berenguié vo Ramoun Toulousan.
… destrounado,
Messo à pèd nus, badaiounado,
La lengo d’O, pamens fièro coume toujour,
S’enanè viéure encò di pastre
E di marin… A soun malastre,
Gènt de terro e de mar, sian demoura fidèu…
Lengo d’amour, se i’a d’arlèri
E de bastard, ah ! per Sant Cèri !
Auras dóu terradou li mascle à toun coustat ;
E tant que lou Mistrau ferouge
Bramara dins li roco, - aurouge,
T’apararen à boulet rouge,
Car es tu la patrìo e tu la liberta !
Mais, comme une île entre les vagues, apparaissait le visage pur de la Provence, et, comme une île de consolation, pleine de chants et de danses. Depuis la mer jusqu’à la Loire, et de la terre généreuse où croît le cédratier (la région de Nice) – jusqu’aux plaines sablonneuses où les hommes, sur des échasses, gardent les bœufs et vont chasser (la Gascogne), cent villes, libres et fortes et fières de leur sang (le mien bouillonne à ce récit), vivaient contentes et loyales sous la protection de nos Comtes, les Raimond-Bérenger ou Raimond de Toulouse.
[Mais survient la croisade des Albigeois] ; …détrônée, mise nu-pieds, bâillonnée, la langue d’Oc, fière pourtant comme toujours, s’en alla vivre chez les bergers et les marins… A son malheur, nous, gens de terre et gens de mer, nous sommes demeurés fidèles… Langue d’amour, s’il est des fats et des bâtards, ah ! par Saint Cyr, tu auras les vrais hommes du terroir à ton côté ; et tant que le Mistral farouche hurlera dans les roches, ombrageux, nous te défendrons à boulets rouges, car c’est toi la patrie et toi la liberté. 

Dans le Nord de la France, quand le latin se transforme en langue d’oïl, il se différencie naturellement en plusieurs dialectes : le bourguignon, le picard, l’anglo-normand, etc. Parmi ces dialectes, celui de l’Ile de France, parlé par le roi, sa cour, et son administration, prend une place prépondérante. Enrichi d’un vocabulaire technique et savant (essentiellement à partir de mots latins et grecs francisés), il devient le parler de référence de l’Etat français, qui supplante peu à peu le latin comme langue officielle. Rien de tel dans les régions occitanes. La langue médiévale écrite est peu différenciée ; cependant, son observation attentive montre que la diversification est en cours. Mais aucun pouvoir central n’est là pour imposer son dialecte, et il en va ainsi jusqu’à aujourd’hui.

Le pouvoir royal conserve d’abord à la langue d’oc son rôle de langue administrative. Mais la pression pour promouvoir la langue royale se renforce et triomphe sous François I° avec l’ordonnance de Villers-Côtterets de 1539, qui prescrit de rédiger les actes officiels en « vulgaire françois » (langue vulgaire [populaire] française).
Privée de ses fonctions officielles, l’écriture de la langue s’éparpille en une multitude d’orthographes spontanées, souvent imitées de l’orthographe française, et soulignant les particularités de chaque parler. La littérature, encore brillante au XVI° siècle, connaît une éclipse aux deux siècles suivants, et c’est avec le mouvement dit du réveil des nationalités au début du XIX° siècle que l’intérêt pour la langue d’oc renaît et que des œuvres littéraires de grande valeur voient le jour. La Provence va tenir un rôle prépondérant dans ce qu’on a appelé la renaissance ou le second classicisme de la langue d’oc, grâce à l’œuvre de Frédéric Mistral et le mouvement qu’il a créé, le Félibrige, qu’il implante dans toutes les régions occitanes avec les sept « Maintenances » d’Auvergne, Catalogne-Roussillon, Gascogne, Guyenne, Limousin, Languedoc, et Provence, représentées par l’étoile à sept branches qui est le symbole du Félibrige. Voilà comment se présente l’aire de la langue d’oc parmi les autres langues de France.

Carte des langues de France

Que nous dit Mistral sur la langue ? Consultons son monumental dictionnaire, dénommé le Trésor du Félibrige.

Titre du dictionnaire

Lou Tresor dóu Felibrige, ou Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne et contenant : 1) Tous les mots usités dans le Midi de la France, avec leur signification française,… etc.

Article « dialeite »

Les principaux dialectes de la langue d’oc moderne sont : le provençal, le languedocien, le gascon, l’aquitain, le limousin, l’auvergnat et le dauphinois. Le provençal a pour sous-dialectes : le rhodanien, le marseillais, l’alpin, et le niçard.

Article « lengo »

La lengo prouvençalo, la langue provençale, la langue du midi de la France et de la Catalogne, nommée aussi lengo d’o, langue d’oc, à cause de l’affirmation o (roman oc) qu’elle emploie pour « oui ».

Article « o »

La lengo d’o, la langue d’oc, ainsi nommée à cause de cette affirmation qui lui est particulière, et qui est usitée depuis Nice jusqu’à Bordeaux. 

Mistral se plaît à entretenir l’équivalence entre provençal et langue d’oc ; mais il distingue nettement ce qu’il appelle la langue provençale (somme de tous les parlers de langue d’oc) et ce qu’il appelle le dialecte provençal, la langue d’oc parlée dans la Provence au sens plus étroit. Est-ce à dire que pour Mistral les Provençaux, ou les Auvergnats, ou les Gascons, ne parlent pas une langue, mais un dialecte ? Ainsi posée, la question est absurde. Chacun parle une langue, la langue d’oc, chacun dans une de ses variantes, ou une de ses expressions. Le problème provient de ce que le terme de « dialecte » a été utilisé, hors de son sens linguistique précis, comme un synonyme poli de « patois », mot qui n’a aucune valeur linguistique, parce qu’il n’est qu’une injure, servant à stigmatiser le langage d’une communauté qu’on juge inférieure à la sienne. Il n’y a pas des gens qui parlent une langue et des gens qui parlent un dialecte : chacun parle une langue, mais chacun a une manière particulière de la parler : les dialectes sont les manières particulières de parler une langue propres à une région ou un groupe. On peut dire que tout le monde parle une langue, et ne la parle que sous la forme d’un de ses dialectes. Pour ce qui est de la Provence, nous allons voir comment on peut représenter sur une carte la variété de ses parlers.

Les sous-dialectes dont parle Mistral, vous en avez peut être l’expérience lorsque vous remarquez par exemple que, passé La Fare, les premières personnes des verbes se terminent par e au lieu de i : parli, parle ; que, passé Salon, on déclare sa passioun aux dames alors qu’ici ce sera notre passien, etc. En combinant l’ensemble de ces particularités, on aboutit à des ensembles sous-dialectaux qu’on peut représenter ainsi sur la carte due à mon estimé collègue Pierre Bréchet, professeur d’occitan-langue d’oc à Aubagne, sachant que des zones de parlers intermédiaires sont toujours à prévoir, et qu’à l’intérieur de ces regroupements des variantes importantes peuvent se présenter.

Carte des parlers de Provence

Comment écrire une langue qui n’a pas été normalisée ? Face à l’anarchie orthographique des XVII°-XVIII° siècles, deux solutions : revenir vers l’orthographe médiévale en la modernisant ; ou bien choisir une orthographe la plus phonétique possible en régularisant les choix anarchiques. Les deux solutions apparaissent toutes deux en Provence. La première est adoptée par Simon Honnorat d’Allos dans son Projet de Dictionnaire provençal-français ou dictionnaire de la langue d’oc ancienne et moderne (Digne, 1847). Mistral, d’abord très séduit par cette orthographe, se laisse ensuite convaincre par Roumanille d’adopter un système plus phonétique, auquel il a laissé son nom.

Mais les tenants du système d’Honnorat ne désarment pas. Le créateur du Félibrige en Limousin, l’abbé Joseph Roux, l’adopte, en le transformant, pour sa Grammaire Limousine en 1895. Le système sera perfectionné ensuite, et il sera adapté, essentiellement par le Nîmois Robert Lafont, à tous les dialectes de la langue d’oc moderne,. Cette orthographe porte le nom d’orthographe classique (en référence au premier classicisme de l’époque médiévale) ; on lui donne aussi celui d’orthographe occitane, parce qu’elle a été adoptée par l’association « l’Escòla Occitana », dès sa fondation en 1919. De nos jours, c’est l’Institut d’Etudes Occitanes, fondé en 1945, qui en assure la promotion, et qui, comme le Félibrige, recouvre l’ensemble des régions de langue d’oc.

Comment se présentent ces deux systèmes ? Pour s’en faire une première idée, nous allons comparer un bref extrait d’un texte médiéval avec son interprétation en provençal moderne, écrite dans chacune des deux orthographes, classique et mistralienne. N’ayant pu trouver de textes ventabrenais anciens, je vous propose de partir d’un texte de la ville voisine. Cet extrait a été traduit en ventabrenais moderne et écrit dans les deux orthographes.

Ordonnance du roi René

L’orthographe mistralienne, plus phonétique, mais pas entièrement, cerne de plus près les différentes prononciations des divers dialectes et sous-dialectes. L’orthographe classique s’efforce de noter les marques grammaticales et les consonnes finales originelles chaque fois qu’elles sont prononcées dans tel ou tel dialecte de la langue d’oc. Elle facilite donc la compréhension de la langue à la lecture, quel que soit le dialecte. Par exemple, on a conservé ici le s du pluriel, qui était prononcé du temps du roi René, parce qu’il continue à l’être dans la plus grande partie du provençal alpin (santas), et bien sûr dans beaucoup d’autres régions occitanes ; on a conservé le r de l’infinitif (blasfemar, renegar) parce qu’il est prononcé dans une bonne partie de ce même parler, de même que la plupart des consonnes finales muettes en basse Provence dont l’orthographe mistralienne ne note qu’une partie, prononcées aussi à Nice de même que le t des participes (establit, ordonat, estat). C’est cette capacité à mieux préserver l’unité du provençal et de la langue d’oc à l’écrit qui me fait personnellement pencher pour cette orthographe.

Sans que l’orthographe mistralienne –ou parfois des systèmes plus particuliers – y ait disparu, l’orthographe classique s’est très majoritairement imposée dans les régions situées à l’ouest du Rhône. L’orthographe mistralienne reste majoritaire en Provence, mais l’orthographe classique s’y est bien implantée depuis une cinquantaine d’années. Les divergences provoquées par le choix entre les deux systèmes ont parfois engendré des affrontements et des excommunications tout à fait disproportionnées, dont la virulence a été d’autant plus grande qu’ils cachent souvent une méconnaissance de la réalité linguistique qui sous-tend le débat. Heureusement, le Félibrige provençal et l’Institut d’Etudes Occitanes, qui représentent respectivement les deux choix, ont décidé depuis longtemps de collaborer dans le respect mutuel, comme le prouve la présence de leurs deux représentants à cette conférence, ce dont il nous faut les remercier.

Le débat prouve d’abord que la question de l’orthographe n’est pas réglée. Cette situation n’a rien de catastrophique, s’agissant d’une langue qui récuse la normalisation et qui n’a pas encore reconquis le chemin de l’officialité. La sagesse veut que chacun soit capable de lire les deux orthographes, afin qu’on puisse juger en connaissance de cause et surtout avoir accès à tout ce qui s’écrit en langue d’oc ; on doit ensuite agir pour que la pratique amène à les faire évoluer vers des synthèses qui atténueront les excès systématiques de l’une et de l’autre, pour construire une réponse souple au problème de la pluralité dialectale du provençal comme de la langue d’oc dans son ensemble. Mon expérience dans le domaine de l’enseignement m’a convaincu que cet objectif était très facile à atteindre dès lors qu’on traitait la question avec respect et sans anathème.

3) Où va le provençal ?

Comme toutes les autres langues de France, la langue d’oc et le provençal avec elle se trouvent en grave danger. Nous arrivons au terme d’un processus que l’ancien régime a commencé, que la Révolution a accentué parce que les tendances jacobines et centralisatrices y ont triomphé, que le bonapartisme a décuplé, et que les nationalismes exacerbés autour des abominables guerres du XIX° et du XX° siècle ont conduit jusqu’à la destruction systématique des langues de France, appuyée par les institutions nationales et avant tout l’école obligatoire (« le français sera seul en usage dans l’école », stipule le règlement scolaire national à partir de 1880) ; c’est ici que le processus de transmission naturelle a commencé à s’interrompre. Mais c’est ainsi qu’on a propagé l’idée qu’il était naturel de détruire sa propre langue pour adopter une langue plus valorisée. On a mis ainsi le ver dans le fruit, et il va bientôt s’attaquer aux langues de communication nationales elles-mêmes.

Nous ne disposons d’aucune enquête officielle pour mesurer la pratique du provençal. Après recoupements, hypothèses, comparaison avec des enquêtes fiables faites en Languedoc et en Auvergne, on oscille entre un nombre de 100 000 à 400 000 personnes capables de parler sur les 4,5 millions de Provençaux, avec sans doute en sus une réserve difficile à évaluer de personnes capables de comprendre plus ou moins la langue.

Ce n’est pas brillant. Mais j’imagine que vous n’avez pas subi une heure d’exposé sur ces questions ardues pour accepter d’enterrer la seconde langue de France, qui concerne 32 départements avec un peu d’Italie et d’Espagne, et qui fait bloc avec l’ensemble catalan, ce qui nous donne une place tout à fait centrale en Europe occidentale.

Quel peut être alors son avenir ? Nous l’ignorons évidemment ; mais nous avons la volonté de lui en donner un, nous ne savons pas lequel ; pour cela, il faut la faire vivre. Une chose est sûre : la stagnation est impossible, et le passéisme consiste à croire que les réalités d’aujourd’hui sont éternelles. Or, aujourd’hui, la France n’est plus cette forteresse qui s’étripe avec tous ses voisins à tour de rôle ; c’est un des peuples qui construisent un objet politique nouveau, l’Europe, et imaginent comment le faire vivre avec le reste du monde, en particulier cette Méditerranée où l’ensemble occitano-catalan a un rôle de premier plan à jouer. Caractéristique de l’Europe ? Un espace où des dizaines de langues coexistent. Comment communiquer ? La solution du plus fort : l’anglo-américain pour tous. On a vu le résultat : la marginalisation des autres langues, qui est déjà bien commencée pour le français. Déjà plus aucun scientifique de renom ne publie ses recherches en français, certains centres l’ont même expressément interdit à leurs membres.

Faut-il alors refuser l’anglo-américain ? Bien sûr que non. Il faut se l’approprier, avec le respect qu’il mérite comme langue et comme civilisation, mais limiter sa portée par la recherche d’autres types de communication qui préservent la diversité. Paradoxe. Préserver la diversité des cultures et des langues, comme celles des espèces vivantes, on n’entend que ce discours, en France comme ailleurs, au moment même où tout est fait pour laisser mourir les langues de France. Or, la préservation de la diversité des langues n’est pas un luxe, pas plus que celle des espèces vivantes. La langue est le support de la pensée, chaque langue repose sur une vision du monde différente de l’autre. La diversité linguistique permet d’échapper à la pensée unique, c’est à dire à un mode de pensée qui appauvrit considérablement l’imagination et les échanges, puisque si nous pensons tous dans le même cadre, nous n’aurons guère de raisons d’échanger. Or l’imaginaire et les échanges sont le moteur de la création dans tous les domaines, sciences, techniques, philosophie, arts… Le français et les autres langues de France doivent faire front commun pour échapper à leur dépérissement qui est inéluctable si le monde, à brève échéance, ne pense plus qu’à travers deux ou trois langues impériales au lieu des 4000 langues de l’humanité d’aujourd’hui.

La reconquête des langues de France est donc un projet qui doit nous concerner tous. Détruisons un mythe. Le provençal n’appartient pas aux seuls Provençaux de souche ni à ceux qui le parlent, il appartient à tous les citoyens de la Provence et tous sont appelés à unir leurs efforts pour assurer l’avenir de cet élément fondamental de la ressource régionale. Dans les quartiers populaires de Marseille où j’ai exercé jusqu’à ma retraite, les familles et les élèves d’origine immigrée exprimaient souvent un intérêt profond pour cette langue qu’ils sentaient maltraitée par l’histoire et qui leur offrait des chemins d’intégration qui n’étaient plus monolithiques. Les langues de France doivent trouver une place dans l’espace public sans placer les monolingues ou les bilingues dans des situations qu’ils pourraient vivre comme des agressions réciproques. Cela demande d’aborder la question d’une manière détendue et sympathique. Je pense que c’est possible

Car si nous sauvons uns langue, ce n’est pas pour la mettre au musée. Si on refuse la langue unique, il faut imaginer d’autres façons de communiquer. Quelles sont les façons de communiquer qui préservent la diversité linguistique ? Ce sont celles qui permettent de se comprendre entre personnes qui conservent chacune leur propre langage. La langue d’oc nous en offre le modèle, puisque chacun se parle en conservant son dialecte et réussit à se comprendre au prix d’un léger effort, comme on le voit lors des rassemblements qui réunissent des personnes de dialectes différents, tels que ceux qu’organisent périodiquement le Félibrige ou l’Institut d’Etudes Occitanes. C’est possible à peu près spontanément à l’intérieur d’une même langue. A l’intérieur d’une famille de langues, comme les langues latines, ou germaniques, ou slaves, on peut apprendre à comprendre les autres langues sans avoir besoin de les parler : la communication est accessible au prix d’un apprentissage beaucoup plus léger. C’est, pour les langues latines, le vaste projet qui a été mis sur pied entre les quatre universités d’Aix, de Salamanque, de Lisbonne, et de Rome, et qui a fait maintenant école dans plusieurs autres universités européennes. S’il se développe, il ouvrira à la communication un espace de 900 millions de personnes, le premier du monde après le chinois. Les langues régionales y ont autant d’importance que les autres : que vous appreniez à comprendre le mot qui signifie balai par l’espagnol (escoba) ou l’occitan (escoba) n’a aucune importance. La France, qui possède quatre langues romanes, ne doit pas laisser perdre cet atout.

Les premiers signes du changement sont là. Des langues que les centralisateurs croyaient avoir anéanties ont retrouvé une vitalité exemplaire, au Pays Basque, en Catalogne, au Pays de Galle. En France, même si les résultats sont dérisoires, nous avons franchi des barrières qu’on croyait définitives. Qui aurait cru que la télévision française s’ouvrirait, si misérablement que ce soit, aux langues de France ? Qui aurait cru voir la création d’un professorat de langue régionale, avec son concours de recrutement, pour ce qui nous concerne le CAPES d’occitan-langue d’oc, tel est son nom, avec 30 professeurs dans notre Académie et 15 dans celle de Nice ? Qui aurait cru que quatre écoles associatives, les Calandretas, à Orange, Gap, Drap dans les Alpes Maritimes, et Cuers dans le Var (qui vient d’être intégrée à l’Education nationale), enseignent à leurs élèves entièrement en provençal à l’école maternelle, et introduisent progressivement le français jusqu’à la moitié de l’horaire, comme le font les écoles bilingues publiques des autres régions occitanes ? Mais déjà 20 écoles des Bouches du Rhône enseignent une demi-journée par semaine les matières au programme en provençal, et j’avoue que ce fut pour moi un grand moment d’émotion la première fois que j’ai observé des écoliers d’un quartier populaire d’Aubagne répondre en provençal à leur maître pendant une leçon de géométrie.

Ces expériences ont prouvé que ce qui était réputé chimérique est possible. Ce qu’il nous reste à faire, c’est créer un mouvement d’opinion suffisamment puissant pour que les pouvoirs publics se sentent le devoir de prendre en main le destin des langues de France comme ils ont pris et continuent de prendre celui du français, au lieu de laisser le travail aux initiatives d’associations maigrement subventionnées. L’impératif absolu, c’est la transmission de la langue. Elle ne peut compter que sur des moyens artificiels, puisque la transmission naturelle a été entravée. Il nous faut des objectifs réalistes, exprimés par des chiffres et par des proportions. Un exemple. Le Conseil régional de Languedoc (comme celui de Midi-Pyrénées) prépare une convention avec le Rectorat de Montpellier. Le but est que sur dix ans, un minimum de 15 % des écoliers reçoivent un enseignement complet d’occitan, 5 % dans un cursus bilingue. On se demande bien pourquoi la Provence ne serait pas capable d’en faire autant. Lorsque 15 % de la jeunesse régionale se joindra à ce qu’on peut estimer autour de 10 % de la population plus âgée, la proportion de la population capable d’utiliser la langue d’oc à des degrés divers aura créé une situation nouvelle ; on ignore évidemment ce qui peut en résulter, mais certainement un changement profond dans le statut de la langue. Voilà notre prochaine étape : ambitieuse, mais nullement utopique. C’est en appelant à cet indispensable combat les Provençaux nouveaux et anciens que je terminerai mon propos.

Alain Barthélemy
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