Madame Carrère d'Encausse et l'altération de l'altérité.

Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Hélène Carrère d'Encausse, sur le français, dans lequel la rigueur historique a, une fois de plus, cédé la place aux mythes et fantasmes de l'auteur. Nous y ajoutons naturellement la réponse (
déjà parue dans "Aquo d'Aqui" ), de très grande qualité, adressée par Philippe Martel.


Le français, identitaire et universel Cette langue fait preuve, depuis cinq siècles, d'une vitalité et d'un rayonnement singuliers
LE MONDE | 23.10.07 | 14h52

Ce qui fait le mérite de la France, son seul mérite, son unique supériorité, c'est un petit nombre de génies sublimes ou aimables qui font qu'on parle français à Vienne, à Stockholm et à Moscou." Dans cette phrase écrite à Mme du Deffand le 12 septembre 1760, Voltaire rassemble deux conceptions de la langue française. Celle du "génie" de leur langue dont les Français ont tiré la confiance qu'ils avaient en eux-mêmes, donc la conscience qu'ils avaient d'eux-mêmes ; celle de son aptitude naturelle à l'universalité.

C'est vraiment au XVIe siècle que commence l'aventure moderne du français. L'ordonnance de Villers-Cotterêts a été souvent considérée comme le moment décisif de l'instauration officielle du français dans le royaume. L'intérêt porté à la langue vulgaire a été le fruit d'une vision politique. Le roi était conscient de l'ignorance des élites et de la nécessité de les instruire ; il constatait dans le même temps qu'il fallait rendre la langue administrative et celle des tribunaux compréhensible à tous ses sujets. Le latin et les langues locales ne pouvaient répondre à ces deux préoccupations, alors que le développement rapide de la France à cette époque imposait une solution. La France est au XVIe siècle, avec ses 20 millions d'habitants, le pays le plus peuplé d'Europe, et Paris, qui compte près de 300 000 habitants, est alors la plus grande cité du monde chrétien. Comment s'étonner que la langue de Paris, de l'Isle de France, s'impose pour unifier le territoire contrôlé par le roi ?

Un siècle passé, la fonction du français va changer. Il faut alors restaurer l'unité nationale, perturbée par la grande crise politique et religieuse qui a fait de son pays, dira Ronsard, une "pauvre France". La langue française semble avoir perdu le terrain gagné au XVIe siècle ; les provinces se sont repliées sur leurs racines et leurs patois ; le latin aussi a retrouvé quelque vigueur grâce aux efforts d'une Eglise redevenue offensive.

La guerre civile a porté des coups terribles à la langue française. Mais Montaigne l'a portée très haut. Ses Essais ont appris aux Français que leur langue était propre à la conversation, qu'elle pouvait jouir d'une grande indépendance. C'est déjà la langue du savoir-vivre en commun, mais la conception de la langue ne fait pas l'unanimité. Malherbe pose la question décisive de l'existence d'une norme du français. Cette norme, dit-il, c'est l'usage, un usage que nul ne peut décréter, qui est souverain et réconcilie la langue de la cour et celle du crocheteur du port aux foins. La volonté royale d'unifier le pays et de dépasser les conflits religieux trouve soudain un appui incomparable dans la définition de la langue par Malherbe, langue de l'usage commun fondant une norme, où se réconcilient les usages de tous les niveaux de la société.

La décision prise en 1635 par Richelieu de fonder l'Académie française, de lui confier le soin de dire l'usage s'inscrit dans la voie ouverte tout à la fois par Montaigne et par Malherbe. Il fallait unifier les voix discordantes, donner un cadre aux débats, un statut quasi légal à la norme linguistique. La langue dont l'Académie s'est vu confier le dépôt doit devenir la langue commune à tout le royaume, elle a pour mission de servir de lien social à tous les groupes qui le composent, de mettre fin à l'émiettement qui toujours menace.

C'est alors que la notion de "génie du français" prend toute sa place dans la réflexion commune. Progrès de la langue vernaculaire et progrès du savoir vont alors de pair et témoignent de la vitalité du français. Au milieu du XVIIe siècle, la langue française est déjà, selon François Charpentier, celle du roi et celle de toute la France, même si subsistent encore à côté d'elle toutes les autres langues du pays. Mais le regard de Charpentier se porte surtout au-delà des frontières. "La langue française, écrit-il, n'est point renfermée dans les limites de la France, elle est cultivée avec ambition par les étrangers et fait les délices de la politesse de toutes les nations du Nord."

Et il est vrai que le français s'étend à toute l'Europe comme langue de culture, pour connaître un apogée au siècle suivant. La "tentation" ou la "passion" du français, dont témoignent partout les élites, se comprend. La révocation de l'édit de Nantes en 1685 a incité les protestants à s'exiler vers les Provinces-Unies, l'Allemagne, l'Angleterre. Ils y ont porté leur savoir-faire, leurs ressources, mais, plus que tout, leur langue, qu'ils ont souvent enseignée. Tout a favorisé au XVIIe siècle le français en Europe : le dépérissement du latin, un certain repli culturel de l'Italie, et même le fait que la puissante Espagne se tourne alors vers des horizons plus lointains.

C'est le progrès de la langue à l'extérieur qui est alors remarquable. L'envie du français s'étend à la Prusse, avec l'Académie de Berlin notamment, à la Suède et à la Russie. C'est pour les souverains de ces pays la langue d'une culture qui, par-delà les frontières des Etats, crée un espace continu européen de moeurs apaisées, de civilité et de modernité. Au XVIIIe siècle, la langue française est devenue universelle. Ce qui en définitive explique la francomanie grandissante et que le centre de gravité politique et culturel de l'Europe a glissé alors du Sud roman vers le Nord. Dans ce contexte, la France est le pays où la relation entre langue, culture et destin national est peut-être la plus puissante. Dès lors que les langues circulent dans cette partie de l'Europe, le français y trouve le terrain le plus propice à son expansion. S'il est un moment de l'histoire de la culture française où la notion de francophonie apparut, c'est bien au XVIIIe siècle, même si le français n'est pas encore généralisé en France et au-dehors, mais reste l'apanage des élites.

La Révolution française va être marquée par une révolution de la langue et une nouvelle relation entre langue et société. Tout d'abord parce que la révolution, qui est rupture radicale, entrée des hommes dans un monde nouveau, suppose une langue propre. Les hommes de 1789 ont pressenti la nécessité d'une telle invention, mais ils ont tâtonné dans l'exécution. La politique linguistique des révolutionnaires a eu pour vocation de modifier l'enracinement social et géographique du français. Urbain Domergue, qui se disait "grammairien patriote" et éditait un Journal de la langue française, se voulut rénovateur de la langue en l'ouvrant sur l'ensemble de la société, bien commun et création commune de tous sans distinction de classe ou de sexe, se heurtait cependant à une réalité bien visible, celle de la géographie. A la campagne, les patois étaient l'usage.

C'est ici que l'abbé Grégoire joua un rôle décisif. A ses yeux, le morcellement du pays par l'usage de patois innombrables était le fruit d'une volonté politique de contrôle de la société par le pouvoir royal. Dans son rapport à la Convention, en 1793, il affirmait "la nécessité d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française". La volonté de justice, mais aussi le projet généreux de donner à tous la possibilité d'étudier - donc l'accès au progrès - imposaient aussi les conclusions du rapport de l'abbé Grégoire. L'enseignement primaire, dont la généralisation fut un grand objectif révolutionnaire, pouvait-il exister sans que le français en fût la base ?

Jusqu'alors le français avait été un outil puissant d'identification des élites de la société urbaine. La Révolution voulut lier le destin de la nation entière à celui de la langue. En 1793, la vision de l'abbé Grégoire était rationnelle, mais utopique. Il faudra attendre l'oeuvre éducative de Jules Ferry pour que le français devienne réellement langue de tous, et fondement du sentiment d'identité nationale.

La langue transnationale que fut le français aux XVIIe et XVIIIe siècles a, comme le latin, dû reculer sous les coups d'une autre langue, non l'anglais mais un anglo-américain simplifié, parce que le centre de gravité du monde s'est déplacé au cours du siècle passé de l'Europe vers le puissant empire américain. Au XXIe siècle, ni la puissance politique, ni la richesse, ni même le poids démographique des siècles passés ne peuvent expliquer la pérennité de l'envie du français et l'existence de cette communauté d'esprit qui se nomme francophonie.

Et pourtant, la francophonie, qui unit aujourd'hui des centaines de millions d'hommes à travers un nombre considérable de pays - ceux qui participèrent au destin français par la domination coloniale, la plupart des pays européens, mais aussi des pays longtemps peu familiers avec la France et sa langue -, témoigne d'une étonnante vitalité, d'autant plus étonnante qu'elle ne repose ni sur l'obligation, ni sur des pressions, ni sur des intérêts matériels. Le seul fondement de la francophonie est le choix, la passion d'une langue qui est associée à des valeurs indépendantes d'une nation particulière, le respect de l'altérité, l'esprit de liberté, la tolérance. C'est là peut-être que la langue française prouve son aptitude à rassembler, autour d'une identité inédite, la francophonie, et à rayonner dans l'univers, donc son universalité.



Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française, déléguée de l'Académie
Article paru dans l'édition du 24.10.07



Madame Carrère d'Encausse et l'altération de l'altérité.

Il est d’usage de considérer, chez les gens normaux, que les discours académiques et académiciens sont sans intérêt. C’est peut-être aller un peu vite. Certains valent d’être lus, au moins à titre documentaire. Le Monde du 24 octobre nous en offre un bel exemple avec la prose francophonique de Madame Carrère d’Encausse (« secrétaire perpétuel ») sur « le français identitaire et universel », qui constitue à la fois un beau couplet patriotique et une assez jolie réécriture de l’histoire linguistique de la France.

On y apprend d’abord que l’Ordonnance de Villers Cotterêts visait à « rendre la langue administrative et celle des tribunaux compréhensible à tous ses sujets ». Plus personne parmi ceux (dont Madame Carrère d’Encausse ne fait pas partie) qui ont étudié cette Ordonnance ne croit aujourd’hui à ce conte bleu. Les deux articles sur la langue sont noyés dans un texte de près de 200 articles tous plus répressifs les uns que les autres (on y trouve même la première mesure anti-syndicale de l’histoire de France). Croire que le roi François 1er se souciait d’assurer à ceux qu’il envoyait pendre la satisfaction de savoir pourquoi relève d’une confiance dans les autorités  digne d’admiration. Il s’agissait essentiellement d’enlever aux parlementaires le monopole langagier que constituait leur emploi du latin, en leur imposant la seule langue que le roi comprît. Il me semble que Gilles Boulard avait expliqué cela clairement dans un article de la Revue historique de 1999 que Madame Carrère d’Encausse aurait eu profit à lire. Accessoirement, il s’agissait d’en finir avec l’anomalie que représentait, en pays de droit écrit, l’usage, encore vivace quoiqu’en net recul, de l’occitan comme langue administrative –et la seule en France alors à bénéficier de ce statut. Et il va de soi que la plupart des sujets du roi, quelle que soit leur langue d’origine ne risquaient pas de comprendre grand chose au langage très spécial des chats-fourrés de ce temps. Et qui s’en souciait d’ailleurs ? Ceci vaut au surplus y compris pour les habitants natifs de « l’Isle de France » comme écrit pittoresquement le secrétaire perpétuel. Là encore , il n’y a plus grand monde pour croire que le français actuel soit le descendant mécanique de la variété d’oïl parlée à Paris. Il suffit de savoir ce que pensent du « français » de ces gens-là les grammairiens des XVIème et XVIIèmes, qui le trouvent très grossier. Pour ce qui est du propos de Malherbe sur le langage des crocheteurs de Port au Foin, qui donc peut le prendre au sérieux ? Malherbe et ses acolytes n’écrivaient rien qui n’appartienne au langage de la Cour, puisque c’est la Cour qui les faisait vivre…

Quant à l’idée que les guerres de religion ont conduit les « provinces » à se « replier sur leurs racines et leurs patois », c’est une idée que je crois bien n’avoir jusqu’ici rencontrée nulle part. On y trouve le cliché ordinaire sur les « racines » des provinciaux – l’occitan qui lit Peir de Garros se « replie » forcément sur ses racines, alors que l’intellectuel français qui lit Ronsard (ça doit exister, en dehors bien sûr des spécialistes qui y sont bien obligés puisque c’est pour ça qu’on les paye), il ne retourne pas à ses racines, mais se contente de visiter un des joyaux de notre littérature, toujours actuel, lui, bien sûr…

Au passage, quelqu’un pourrait-il expliquer au secrétaire perpétuel que l’emploi du mot « patois » constitue une faute scientifique ? Parlers ou dialectes conviendraient mieux dans un discours savant ou se voulant tel qu’un mot fondamentalement péjoratif, par ailleurs équivalent dans le champ linguistique des concepts précis que sont « truc » ou « machin ». Je croyais qu’une des besognes assignées à l’Académie était la confection d’un dictionnaire précisant le sens des mots. S’ils n’arrivent pas à en faire un, qu’ils se réfèrent donc à ceux de la concurrence.

Le secrétaire perpétuel semble croire à la diffusion du français en Europe grâce aux huguenots exilés par ce pur francophone qu’était Louis XIV, avec l’appui de ces grands écrivains de notre langue qu’étaient Racine, Boileau, Bossuet et Fénelon. Il faudra vraiment lui expliquer qu’en Prusse, ces Hugenots ont été vigoureusement encouragés à adopter l’allermand le plus vite possible. Que Frédéric II ait marivaudé en français avec Voltaire (qui préférait apparemment Mme du Deffand), avant de le jetter comme un kleenex, ne signifie nullement que le Prussien entendait diffuser le français chez ses propres sujets. Le français s’est donc très vite perdu dans la diaspora protestante. En revanche, si le secrétaire perpétuel veut un exemple de fidélité linguistique, je lui recommande les habitants des villages du Wurtemberg appelés Pinache, Serres et Neu Hengtstett, alias Bourcet : les Vaudois des Alpes piémontaises qui s’y sont installés au XVIIIème siècle y ont conservé jusque dans les années cinquante du XXème l’usage de leur langue originelle, l’occitan. ( enfin, le patois, je veux dire –en fait, mon exemple est peut-être mal choisi).

On n‘échappe bien sûr pas à l’abbé Grégoire (mais curieusement on échappe à Rivarol, contre révolutionnaire avéré, ce qui ne doit pas gêner le secrétair perpétuel outre mesure, et auteur d’une formule réservant la clarté au seul français, et attribuant le manque de clarté à toutes les autres langues –délicieux, non ? et tellement universaliste… On échappe aussi à Barère, qui quelque mois avant Grégoire, disait lui aussi tout le mal qu’il pensait de l’italien (langue efféminée), de l’allemand (langue de barbares), de l’espagnol (langue de l’inquisition) et de l’anglais, (langue des financiers de la City), le français seul étant selon lui apte a exprimer la liberté. Pas mal non plus, non ?) On doit donc se contenter de Grégoire. Le secrétaire perpétuel cite sans commentaire son diagnostic selon lequel la floraison de « patois innnobrables » était le « fruit d’une volonté politique de contrôle de la société par le pouvoir royal ». Le fait que l’auteur de cette brillante analyse ait été fourré au Panthéon on ne sait trop pourquoi n’empêche nullement que ce soit une stupidité effrayante. Et le secrétaire perpétuel aurait dû se demander avant de citer cette perle si elle ne contredisait pas ce qui était dit plus haut de la volonté du bon roi François 1er de s’exprimer dans une langue « compréhensible à tous ses sujets ».

Arrivé à ce point, est-il nécessaire de s’apessantir peu charitablement sur le reste du propos du secrétaire perpétruel ? Nos anciens sujets africains apprendront avec plaisir que la « domination coloniale » leur a permis de « participer au destin français » -mais le discours de Dakar de quelqu’un d’autre les a déjà amplement édifiés sur ce qu’ils doivent penser sur ces questions que leur incapacité à faire l’histoire leur interdit de toute façon de comprendre complètement…

On s’émerveillera en revanche de la péroraison, qui au terme d’un propos qui démontre en fait à quel point historiquement le français a cherché à se substituer à d’autres langues et à d’autres cultures (pour des raisons au rang desquelles les « intérêts matériels » avaientpeut-petre tendance à compter), finit en essayant de nous convaincre que le projet francophone est basé sur « le respect de l’altérité, l’esprit de liberté, la tolérance ».

Entendons-nous : je ne nie pas que ce soit là la position de certains acteurs, minoritaires, du mouvement de défense de la francophonie –j’en connais. Mais il me semble que la tonalité générale du discours du secrétaire perpétuel ne permet guère de la classer au rang de ces acteurs.


Philippe Martel, chercheur CNRS, Montpellier.


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