Le tahitien interdit d'assemblée?

Lettre ouverte en faveur du plurilinguisme en Polynésie française

(Tahitipresse)

Plusieurs personnalités de la société civile et du monde politique ont signé une lettre ouverte en faveur du plurilinguisme en Polynésie française. Titré " Les effets pervers d'une idéologie monolingue en contexte bilingue ", ce document réagit notamment à l'interdiction, confirmée par le Conseil d'Etat en mars dernier, d'utiliser une langue polynésienne lors des débats à l'Assemblée.

Cette " censure symbolique de l'Etat ne modifiera pas la pratique linguistique des élus locaux " précisent les co-signataires qui veulent avant tout renforcer " les démarches qui visent à établir des rapports harmonieux entre les langues ". Au-delà des deux options possibles: le changement de l'article 2 de la Constitution française ou l'indépendance, ce document engage les locuteurs de toutes origines à rester " indifférents aux idéologies monolingues et aux discours d'exclusion mutuelle " et à continuer " de valoriser le bilinguisme de la société polynésienne contemporaine et de parler nos langues, les langues polynésiennes et la langue française, dans toutes les circonstances, publiques ou privées ".

En voici le texte intégral:

Suite à l'adoption du règlement intérieur de l'Assemblée de la Polynésie française en mai 2005, le Haut-commissaire, représentant de l'Etat a fait un recours contre une de ses dispositions, contenue en son article 15 sur l'organisation des débats et ainsi libellée :

" Le président dirige les débats. La parole doit lui être demandée. En séance plénière, l'orateur s'exprime assis. Son intervention est faite en langue française ou en langue tahitienne ou dans l'une des langues polynésiennes. "

Le Conseil d'État a fait droit à ce recours le 29 mars 2006. Ce qui revient à interdire l'usage d'une autre langue que le français pour les débats. Le Conseil d'Etat justifie sa décision en s'appuyant sur l'article 57 de la loi organique du 27 février 2004 qui dispose que le français est la (seule) langue officielle de la Polynésie française et que son usage s'impose aux personnes morales de droit public.

Cette décision est cohérente avec la Constitution française qui précise, au premier alinéa de son article 2, que " la langue de la République est le français ". C'est la même raison qui a motivé, en 1999, le rejet de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires par le Conseil constitutionnel. Plus généralement, cette position s'inspire d'une idéologie monolingue de l'Etat français, héritée de la Révolution, qui a longtemps perçu (et qui perçoit parfois encore) la diversité linguistique comme une menace pour l'unité de la République.

Curieusement cependant, en 1980, par délibération n°2036 du 28 novembre signée par le vice-président du conseil du gouvernement, F.A Sanford, et par le Haut-commissaire, P. Cousseran, l'Assemblée territoriale de la Polynésie française instituait le tahitien comme langue officielle du Territoire, conjointement avec le français. Cette disposition ne sera pourtant pas reprise dans les statuts postérieurs. Le représentant de l'Etat de l'époque faisait-il preuve de plus de tolérance et le Conseil d'Etat de moins de vigilance sur la question linguistique ?

Deux options permettraient aujourd'hui que la langue tahitienne soit reconnue comme langue officielle : que soit modifié l'article 2 de la Constitution française ou que la Polynésie française accède à l'indépendance et choisisse souverainement sa ou ses langues officielles.

Nous laissons à chacun le soin d'apprécier l'opportunité et la faisabilité de ces deux options et nous nous contenterons de commenter les effets malheureux de la récente censure symbolique engagée par le représentant de l'Etat sur la situation linguistique locale. Nous employons le terme " symbolique " car il nous paraît évident que ce recours ne changera rien à la pratique.

Les élus locaux ont toujours employé le tahitien ou d'autres langues polynésiennes à l'Assemblée. Il est fort peu probable qu'ils s'autocensurent à la suite de la décision du Conseil d'État. Contrariés par cette affaire, nombreux sont d'ailleurs ceux qui, tous bords politiques confondus, ont déjà redoublé d'efforts pour faire davantage entendre les langues polynésiennes en séance. Quelle autorité prendra le risque de suspendre les débats au motif qu'ils auraient lieu en tahitien ?

Proche de nous, l'exemple du territoire de Wallis et Futuna, auquel son statut confère pourtant moins d'autonomie que celui de la Polynésie française, est révélateur de l'écart entre les principes constitutionnels et la pratique linguistique des élus ultramarins. Le wallisien, le futunien et le français sont les langues utilisées dans les débats à l'assemblée locale, présidée par le préfet. Les conseillers s'y expriment souvent dans leur langue maternelle puis traduisent eux-mêmes leur intervention en français ou demandent à une tierce personne de s'en charger. En session plénière, il est fréquent que des conseillers se concertent entre eux en wallisien ou en futunien sous les yeux du préfet ou du secrétaire général, avant d'annoncer leur décision en français. Tant que cet usage ne figure pas explicitement dans un règlement quelconque, personne n'y trouve rien à redire.

Déclenchée par la parution du règlement intérieur de l'Assemblée de la Polynésie française, la très prévisible censure symbolique de l'Etat ne modifiera pas la pratique linguistique des élus locaux. En revanche, elle contrevient aux démarches qui visent à établir des rapports harmonieux entre les langues et à construire des représentations positives sur le français. La langue française, qui souffre déjà d'une image ambivalente auprès d'une part importante de Polynésiens, apparaît à nouveau dans ce contexte comme une langue " obligée ". Aux antipodes de l'Europe, en plein triangle polynésien, on comprend aisément que cette décision soit perçue, à tort ou à raison, comme une crispation colonialiste.

Alors qu'il conviendrait que les langues en présence s'inscrivent dans un rapport de duo et non de duel, selon l'heureuse formule de Jean Bernabé, auteur antillais agrégé de lettres classiques et promoteur du créole, ce type de situations favorise les conflits de langues.

Pour y remédier, restons indifférents aux idéologies monolingues et aux discours d'exclusion mutuelle et continuons de valoriser le bilinguisme de la société polynésienne contemporaine et de parler nos langues, les langues polynésiennes et la langue française, dans toutes les circonstances, publiques ou privées. En matière de pratiques linguistiques, et dans un cadre démocratique, l'usage finit par l'emporter sur les textes de lois.

Toujours dans cette perspective de double valorisation, nous appelons de nos voeux la diffusion en continue de France-Inter sur les ondes locales. Wallis et Futuna ainsi que la Nouvelle-Calédonie disposent d'un canal de diffusion FM en propre de cette excellente radio, alors que nous en sommes privés pour une raison qui nous échappe. Loin des imprécations judiciaires qui ne contribuent jamais à faire aimer une langue, France-Inter donne à entendre une voix de la France riche par la diversité des opinions qui s'y expriment, par la qualité intellectuelle de ses animateurs et de ses invités et par l'ouverture au monde dont elle témoigne.

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Ont signé cette lettre ouverte: L'Académie tahitienne, ses membres; Jean-Paul Aita, géographe de la santé; Tamatoa Bambridge, anthropologue; Nicole Bouteau, leader du parti " No Oe E Te Nunaa "; Simone Grand, anthropologue; Jean Kape, président de l'association Te Reo o te Tuamotu; John Mairai, artiste; Mirose Paia, linguiste; Titaua Peu, écrivain; Jean-Marius Raapoto, linguiste; Bernard Rigo, philosophe

ATP

 

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