Halte à la maltraitance des langues (Libération,
12/02/04) |
Le nombre des postes proposés au concours du Capes est en
diminution drastique pour toutes les langues.
Paf sur les libertés
publiques, paf sur la culture, paf sur la recherche, paf sur l'éducation... Les
coups pleuvent, à répétition. Tellement que nous ne savons plus où donner de la
tête et de quel côté parer, tellement que l'analyse même de la situation,
globale et circonstanciée, n'est pas facile. Il faut pourtant parer et
répondre, si nous voulons continuer à nous tenir debout dans un pays vivable,
et sur tous les fronts.
Il en est un de front,
bien oublié, bien négligé par les médias, et pourtant très important, et très
révélateur de ce contre quoi nous avons à lutter : celui, au sein de
l'Education nationale, du traitement des langues, vivantes, anciennes, et
celles dites «régionales». Certes, la maltraitance des langues en France et des
langues «de» France, pour reprendre l'heureuse expression de Bernard Cerquiglini, n'est pas chose nouvelle.
Il existe à ce sujet un
document accablant, que chacun peut consulter. C'est le rapport d'information
du Sénat, signé par Jacques Legendre, sénateur UMP, déposé le 12 novembre 2003
(www.senat.fr/ rap/r03-063/r03-063.html). Accablant, parce qu'il montre l'échec
foncier des essais, qu'on pourra trouver d'ailleurs bien timides, visant à la
promotion du plurilinguisme en France, un échec qui s'est fait au profit de la
seule montée en puissance de l'anglais commercial. Déplorant, chiffres en main,
le «resserrement de l'offre linguistique», le rapporteur écrit de bien belles
choses : «Défendre l'objectif de plurilinguisme, c'est affirmer le sens de
l'Europe que nous voulons construire. L'Europe des citoyens ne peut se bâtir
que sur l'Europe des langues.» Il dit encore : «L'enseignement des langues
vivantes ne saurait passer à côté du défi de la diversification, pour que
vivent les langues, toutes les langues, régionales, minoritaires ou les plus
parlées.» Et tant de belles choses... sur la nécessité de développer à l'école
les langues de l'intégration (comme l'a dit Chirac en 2002 : «Il faut favoriser
beaucoup plus l'apprentissage de la langue d'origine dans les écoles»), sur
l'importance de tenir compte des langues des derniers adhérents à l'Europe (en
particulier le polonais), de soutenir l'allemand qui s'effondre, de développer
le bilinguisme précoce et la méthode par immersion, qui fait ses preuves dans
les écoles associatives sous contrat où se pratiquent les langues régionales (diwan, calandreta, etc.)... Tout
semble possible, puisque le ministre actuel, Luc Ferry, «reconnaît [...] la
nécessité de mener une politique plus volontariste en ce domaine».
Moins de trois mois après,
le volontarisme du ministre fait ses preuves : 2004 est annoncée comme une
année sinistre et sinistrée pour l'enseignement des langues. Partout, dans
toutes les académies, des enseignements, optionnels ou non, vont disparaître :
dans un grand nombre de collèges (et les zones les plus touchées sont
évidemment les moins urbanisées), l'anglais sera désormais langue unique et
obligatoire. Le nombre des postes proposés au concours du Capes est en
diminution drastique pour toutes les langues, y compris l'anglais et
l'espagnol. On appréciera en particulier les 2 postes de portugais, les 9
d'arabe ou les 47 d'italien contre les 65 l'année dernière. Et le sauvetage de
l'allemand, cette priorité des priorités : 106 contre 175.
Mais les plus touchées
sont sans doute les langues régionales et, à la veille d'élections, il est bon
d'enfoncer le clou. Car il s'agit là d'une division par deux ou par trois : 1
poste de basque, 1 poste de catalan, 2 postes de breton, 4 postes d'occitan...
L'occitan, que j'ai la chance de parler, devrait être offert aux élèves de 32
départements, où la langue est présente. 4 postes pour 32 départements... c'est
ce que viennent d'apprendre les candidats à moins de deux mois des épreuves,
alors qu'ils pouvaient compter sur la misère (car c'en est une) des 17 postes
proposés il y a deux ans. Les présidents de jury des Capes de ces quatre
langues viennent de signer un communiqué commun, «Haro sur les langues
régionales» : cet effondrement, disent-ils, «vient nous signifier de manière
brutale qu'il n'y a ni reconnaissance, ni respect, ni la moindre volonté
d'apporter un soutien au basque, au breton, au catalan ou à l'occitan». La
«guerre» aux langues historiques de la France, que l'on avait pu croire un
moment obsolète, constatent ces universitaires, est donc à nouveau ouverte.
Pour la seule académie de Bordeaux, le rectorat annonce la fermeture de 22
sites sur les malheureux 72 existants. C'est évidemment le droit à la diversité
linguistique, proclamé à l'article 22 de la Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne, qui est bafouée une fois de plus, une fois de trop.
Maintenant, quels
enseignements tirer de tout cela ? D'abord, évidemment, que la politique réelle
en matière de langues aujourd'hui, et sans que cela donne lieu à une quelconque
explication, est en contradiction absolue avec les beaux discours sur le
plurilinguisme, ferment de l'Europe, richesse culturelle des régions et des
populations immigrées. En fait, c'est un autre discours qui triomphe, même s'il
est rarement énoncé avec autant de clarté que ne le faisait Allègre en 1997 («
l'anglais plus le Minitel [sic !] plus l'ordinateur,
c'est pour le futur comme lire, écrire et compter»). L'anglais, non comme
l'immense langue de culture qu'il est, mais comme sésame de la modernité,
volapük des marchés, est la seule langue digne d'être apprise : le reste est du
temps perdu, et en particulier les langues régionales, ces reliquats honteux de
temps obscurs. Il y a cependant un siècle cette année, le prix Nobel de
littérature était attribué à Frédéric Mistral, pour une oeuvre entièrement
occitane. Max Rouquette, immense écrivain vivant, est joué sur les scènes avec
grand succès, et c'est à peine si l'on ose dire que son oeuvre est entièrement
traduite de l'occitan. Mais, surtout une réflexion s'impose : le choix du tout
anglais, comme langue fantasmatique du pouvoir et de la réussite, ne peut que
se retourner contre le français lui-même. Il est bon de le dire à l'heure du triomphe
de la franchouillardise la plus veule et la plus arrogante que l'on ait jamais connue. Dans son rapport, Legendre déplore
qu'aucune campagne d'information ne soit menée en France en faveur du
plurilinguisme.
Mais tout cela est par
contre parfaitement conforme à l'idéologie de l'intégration par la
désintégration de toutes les différences : qu'il vienne du dehors ou du dedans,
le quidam qui déroge au modèle du citoyen unidimensionnel de la République
sécuritaire, le quidam riche d'autres expériences sociales et culturelles,
riche de langues et de parlers autres, ne saurait être que suspect,
socialement, politiquement, culturellement suspect. Selon ce modèle, qui n'est
que la réactivation d'un vieux modèle n'ayant hélas que trop fait ses preuves,
l'intégration du citoyen, qu'il soit né à Marrakech ou à Tulle, n'est réussie
que lorsqu'on est enfin définitivement parvenu à lui faire cracher sa langue et
tout ce qui va avec. Mais ce procédé, associé à la valorisation subliminale
constante de la langue et de l'idéal des marchés, est linguistiquement,
culturellement suicidaire pour le français lui-même. Car les gens comprennent
bien que cette langue, dont on a décrété (article 2 de la Constitution) qu'elle
est la seule et unique langue de la République, face à la langue du billet
vert, ne «vaut» pas plus que les baragouins des métèques et les patois des
vieux. C'est seulement en accueillant les langues de l'émigration, en cultivant
les langues modernes et anciennes de la vieille Europe, en respectant les langues
historiques de la France, en se rappelant que l'anglais est aussi la langue de
Joyce et de Rushdie, que l'on pourra créer les conditions d'un véritable amour
du français.
Jean-Pierre Cavaillé
Enseignant
à l'Ehess Paris,
Membre
de l'Association universitaire des langues de France.