Aix-en-Provence, le 5 novembre 2003

 

Monsieur Michel VAUZELLE

Président du Conseil Régional

de la Région Provence Alpes Côte d’Azur

27, place Jules-Guesde

13002 Marseille

 

Monsieur le Président,

 

Je viens de prendre connaissance de la motion que le Conseil Régional a récemment votée sur les langues dites « régionales » de la région. Si je peux me réjouir de voir l’intérêt qui est ainsi porté au patrimoine linguistique, je dois dire que je suis consterné  par le contenu de ce texte.

 

Ayant enseigné pendant de nombreuses années la langue et la culture d’oc à l’Université de Provence, à Aix, ayant réalisé et dirigé des recherches nombreuses dans ce domaine, je crois être autorisé à dire calmement mais fermement qu’il n’est pas possible de parler des « langues provençales et niçoises »,  sans aucune référence à la langue d’oc qui englobe ces variétés de notre région. Et il est proprement scandaleux de demander au Premier Ministre de la République française et à la Commission Européenne de faire inscrire « les langues provençale et niçoise » « dans la liste des langues régionales de France », à côté sans doute de l’auvergnat, du gascon, du languedocien qui sera peut-être appelé occitan..., et pourquoi pas alors d’une ou plusieurs autres « langues » en Provence-Alpes-Côte d’Azur, comme l’alpin des Hautes-Alpes.... C’est complètement déraisonnable et c’est surtout revenir à une pratique de morcellement, d’émiettement des espaces linguistiques qui a fait trop de mal dans le passé et qui ne peut être que préjudiciable à la légitime promotion des langues régionales aujourd’hui.

 

Aucun linguiste digne de ce nom ne peut nier qu’historiquement et structurellement il existe une et une seule langue d’oc. Elle regroupe des variétés linguistiques très nombreuses, qui font partie de grands ensembles appelés aussi dialectes, et qui donc nous offrent une floraison de variantes phonétiques, morphologiques, lexicales... d’un immense intérêt, mais qui possèdent  aussi en commun un certain nombre de traits linguistiques essentiels définissant la spécificité de cette langue à l’intérieur des langues romanes. La langue d’oc ne se conçoit pas sans ces variétés qui en constituent la réalité vivante, mais ces variétés ne peuvent avoir de définition linguistique en dehors de la reconnaissance de leur appartenance à cette langue et des solidarités linguistiques, fondées sur des échanges sociaux, culturels, économiques, qu’elles ont les unes avec les autres.

 

Certes dans le passé il est arrivé, et cela se produit encore dans le présent, que l’on appelle provençal l’ensemble de la langue d’oc. Frédéric Mistral et le Félibrige ont repris cette tradition que les philologues avaient développée particulièrement en étudiant la langue et la production des troubadours. Mais, même si ce mot était ainsi fâcheusement ambigu, il n’y a jamais eu d’ambiguïté pour Mistral sur l’existence d’une langue unique, qu’il appelait aussi langue d’oc, allant  « des Alpes aux Pyrénées », comme il le disait, et comprenant plusieurs dialectes, dont le provençal.

 

Je sais bien que la langue peut être dans l’histoire d’un pays une réalité  qui dépasse le seul niveau linguistique. Les langues dites « nationales » proviennent souvent d’un dialecte particulier, qui a été favorisé par la création littéraire et/ou par le pouvoir politique : le toscan devenu l’italien national. Pour le français c’est un peu plus compliqué, puisque c’est plutôt une convergence entre quelques dialectes de la langue d’oïl, dont principalement celui de l’Ile de France, qui l’a peu à peu créé. Mais dans tous les cas cette promotion d’un dialecte historique comme langue à part entière, c’est-à-dire détachée des autres variétés qui lui étaient associées, est un processus très long qui est le résultat de toute une histoire collective souvent conflictuelle. Elle ne peut pas être décidée par un coup de baguette magique, c’est-à-dire par la promulgation d’un décret ou par le vote d’une motion présentée à l’initiative de quelques uns.

 

L’exemple du corse ne peut raisonnablement être invoqué. Même si c’est le militantisme de groupes restreints qui est à l’origine de l’appellation actuelle de langue corse, alors qu’auparavant le corse était considéré uniquement comme un dialecte du groupe italo-roman, cette décision récente,  très politique et donc contestée par certains, est peut-être linguistiquement  justifiée par l’insularité de la Corse : un isolement réel, à travers toute l’histoire, à l’égard des parlers et des populations d’Italie, une influence forte des habitudes linguistiques des populations autochtones antérieures aux Latins, des échanges méditerranéens nombreux, tout cela a fait que les parlers corses ont toujours eu une spécificité très marquée, une autonomie linguistique de fait, comme ceux de Sicile et à plus forte raison de Sardaigne, par rapport à l’ensemble italique. Ce n’est pas du tout le cas des parlers de Provence ou de l’ancien Comté de Nice, ni d’ailleurs d’aucune autre des variétés de la langue d’oc.

 

Je vous demande d’excuser ce discours un peu long et peut-être trop didactique. Mais il traduit mon émotion devant une prise de position qui me paraît très mal venue.  Comment est-il possible que le Conseil d’une région aussi importante que celle de Provence Alpes Côte d’Azur adopte un texte aussi rétrograde, aussi peu informé d’un point de vue scientifique, aussi contraire à tous les efforts qui ont été faits en Provence depuis au moins vingt ans pour instaurer un débat sérieux et serein sur les problèmes de la langue maternelle qui est parlée et écrite ici, de sa nature, de sa réalité, de ses usages, de son devenir enfin ? Comment peut-on revenir à ce point en arrière et surtout attiser des querelles qu’on croyait en voie d’apaisement, jouer ainsi consciemment la carte de la division au lieu de contribuer à la réconciliation et à la coopération entre tous ceux qui veulent promouvoir le provençal, qu’ils soient partisans de la graphie mistralienne ou de la graphie occitane, qu’ils soient plus sensibles à la diversité ou au contraire à l’unité ? Comment peut-on renier d’une façon aussi spectaculaire la démarche constructive que vous aviez vous-même initiée en 1998 en confiant à Philippe Langevin une mission de réflexion et de propositions pour la promotion de la langue et de la culture régionales ?

 

Cette décision avait conduit à la réunion d’un groupe de travail (dont je faisais partie) qui était représentatif des différents courants et à la rédaction, en 1999, d’un document « Une nouvelle ambition pour la langue et la culture régionales en Provence Alpes Côte d’Azur » qui manifestait une nouvelle dynamique fondée sur le respect des différences et sur une volonté d’aller de l’avant en dépassant les divisions du passé. Il m’avait semblé que la matinée que nous avions passée avec vous au moment de la remise officielle de ce rapport révélait de votre part un réel intérêt pour la façon dont les travaux avaient été conduits et pour leurs conclusions.

 

C’est pour cela que j’ai l’espoir que la raison pourra l’emporter et que le Conseil Régional pourra revenir sur cette malheureuse prise de position. Il y va de notre crédibilité à nous tous, habitants de cette région, mais plus encore de l’avenir même de notre langue, qui ne peut être envisagé que dans une dynamique unitaire, n’excluant pas, bien au contraire, la reconnaissance des spécificités locales et régionales.

 

En vous remerciant à l’avance de l’attention que vous porterez à cette lettre, je vous prie de croire à l’expression de mes meilleurs sentiments.

 

Jean-Claude BOUVIER

Professeur émérite de l’Université de Provence

 

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