Langues régionales, suite et… fin ?
ParJames COSTA
Texte envoyé au Devoir (Quebec) en réponse à la tribune de M. Monneret
Je
souhaiterais revenir sur le débat sur les langues régionales, et plus
particulièrement sur la tribune libre de M. Monneret. J'imagine, et je
comprends, que le débat commence à lasser les Québécois, qui vivent
dans un environnement pluriculturel et où la diversité linguistique est
généralement considérée comme un atout. Cependant, je voudrais revenir
sur quelques inexactitudes relevées dans cette tribune ; il me semble
important que les lecteurs du Devoir puissent se faire une opinion par
eux-mêmes de la situation de ces langues dites régionales en France.
Langues
régionales, langues minoritaires, langues minorées, ce ne sont pas les
termes qui manquent. On appelle langues régionales en France les
langues historiques territorialisées parlées sur le territoire de ce
qui est aujourd'hui l'Etat français, en métropole comme dans les
départements et territoires d'Outre-mer. A ce titre, on compte par
exemple le breton, avec environs 200,000 locuteurs, le catalan (30,000
locuteurs peut-être, 7 millions en tout en comptant les locuteurs en
Espagne), l'occitan (entre 600,000 et 3 millions de locuteurs), le
corse (200,000), l'alsacien (500,000), le basque, le flamand, les
langues d'oïl, mais aussi le Tahitien et les langues polynésiennes, les
langues de Guyane et de Nouvelle-Calédonie, les créoles des Antilles et
de la Réunion. Les chiffres donnés ici ne sont qu'indicatifs et
relèvent pour partie de l'enquête INSEE-INED de 1999, que l'on trouve
sur internet. Il n'existe pas de question linguistique dans les
recensements en France.
Les langues de France, les fameuses 75
langues de France dont on entend parler en ce moment, sont les langues
déjà citées auxquelles on ajoute des langues non-territorialisées mais
présentes en France depuis longtemps, le yiddish, le rromani, mais
aussi des langues parlées en France et sans reconnaissance dans leur
territoire d'origine (arménien occidental, arabe dialectal, berbère),
ainsi que la langue des signes française.
Les statuts et
situations sociolinguistiques de ces langues sont évidemment
extrêmement variables, et l'appellation 'langues de France' est à ce
titre ambiguë et insatisfaisante. Classer les créoles, qui sont la
langue maternelle de la majorité des populations des Antilles et de la
Réunion avec le berrichon qui n'est plus parlé (à ma connaissance) par
aucun enfant est gênant. Organiser des séances au tribunal en occitan
n'est sans doute pas la priorité aujourd'hui, même dans le cadre d'une
politique de revitalisation de cette langue. Par contre, permettre un
accès à la justice aux indiens de Guyane dans leur langue relève à mon
sens du droit le plus élémentaire. Comparer le catalan, langue
officielle en Catalogne autonome, avec le francoprovençal, n'est
absolument pas pertinent.
Cet amalgame permet au final de ne
rien faire, au prétexte qu'il faudrait organiser les mêmes services
pour les locuteurs des 75 langues. Un droit fondamental dans un état
moderne me semble être le droit au service public dans sa langue :
c'est l'état qui doit s'adapter au citoyen contribuable, et non
l'inverse.
Ceci étant posé, revenons sur quelques unes des
affirmations de M. Monneret, qui se déclare linguiste (c'est-à-dire
universitaire ? amateur éclairé de langues ? locuteurs plurilingue ?).
Toutes les langues ne seraient pas égales en dignité. Le mot 'dignité'
resterait à définir, mais en général, on ne juge pas les langues avec
ce type de discours (les langues sont des instruments, sans qualités ou
défauts intrinsèques, elles n'existent pas en dehors de leurs
locuteurs) mais les locuteurs eux-mêmes. Et là, l'affirmation de M.
Monneret pose indubitablement problème. En affirmant que les langues ne
sont pas égales en dignité, il affirme que leurs locuteurs ne sont pas
égaux en dignité, ce qui relève au mieux de la maladresse, au pire du
racisme : un locuteur monolingue de kali'na en Guyane, pour s'en tenir
à la France, ne serait pas égal en dignité à un monolingue francophone
du XVIe arrondissement de Paris ? Je laisse le soin à M. Monneret de
répondre.
Cela dit, la tribune parlait de l'inexistence d'un
Rousseau en occitan. Outre que M. Monneret semble peu au fait de
l'existence d'un Prix Nobel en occitan (Mistral, 1904), l'argument est
spécieux. Si la dignité d'une langue tient à son seul caractère écrit
et à l'existence d'écrivains reconnus dans le monde occidental, alors
peu des 6000 langues du monde sont dignes d'exister. Et tant pis pour
leurs littératures orales plurimillénaires, tant pis pour leurs
richesses linguistiques, leurs chansons, leurs poésies, leur capacité à
faire rêver des milliards de personnes à travers le monde : il leur
manque un Jean-Jacques Rousseau. Vae Victis ! Du folklore,
inenseignable, et surtout, non monnayable. L'argument révèle en fait
une vision du monde ultra-matérialiste et utilitariste. Ça n'est pas la
mienne.
Je passe rapidement sur l'argument selon lequel 'il n'y
a jamais eu de politique d'éradication'. J'aurais souhaité moi aussi
que l'apprentissage du français ne se fasse pas sur la base du 'soit le
français, soit les langues régionales'. Mais ça n'a pas été le cas. A
moins que l'on arrive à me prouver que les punitions et châtiments
corporels à l'encontre des élèves parlant les 'patois' relevaient de la
simple plaisanterie bon enfant (et là je ne parle pas de citations
prises dans des livres, mais de témoignages que j'ai recueillis pendant
mes enquêtes en territoire occitan et breton), et que l'on me démontre
que lorsque Pompidou déclare en 1972 « il n'y a pas de place pour les
langues et cultures régionales dans une France destinée à marquer
l'Europe de son sceau », il se tenait en même temps les côtes, content
de sa bonne plaisanterie. Remarquons néanmoins la constance : l'Abbé
Grégoire, en 1794 (déjà !) présente un rapport à la Convention « sur la
nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la
langue française » et de Monzie, ministre de l'Instruction publique,
disait en 1925 : « pour l'unité linguistique de la France la langue
bretonne doit disparaître. La plaisanterie dure…
Enfin, M.
Monneret écrit : « S'il y avait la moindre menace pour leur survie, ça
se saurait! » En lisant ce passage, je suis resté perplexe. L'argument
force étant qu'elles peuvent être passées au bac. Le français (qui,
comme chacun sait, ne peut être pris au bac) serait lui en danger,
selon lui. Il serait trop long de vouloir argumenter sur la notion de
survie d'une langue, et de langue en danger, mais laissez-moi vous
livrer quelques éléments :
-
la plupart des élèves suivant un enseignement de langue régionale en
France le font une heure par semaine, deux tout au plus. Sachant que la
transmission (je parle des langues de Métropole) s'est arrêtée entre
les années 1900 et 1950, il s'agit de réacquérir presque complètement
la langue. N'importe qui ayant la moindre notion de didactique des
langues comprendra l'impossibilité de la tâche. L'enseignement bilingue
à parité dans l'enseignement public concerne moins de 1% des élèves
scolarisés sur le territoire de la langue occitane, 7% au plus en
Corse. Sachant également que la langue est complètement absente du
domaine public dans la société, les élèves ne peuvent jamais pratiquer
ce qu'ils apprennent en dehors d'un cercle familial qui se réduit de
plus en plus. Parmi ceux qui présentent une langue régionale au bac,
combien auront la possibilité de l'utiliser ? Aucun, ou presque. M.
Monneret confond donc enseignement scolaire et pratiques réelles de la
langue. Auparavant, il était de bon ton de se réjouir de la disparition
de ces langues, aujourd'hui on affirme qu'elles ne sont pas menacées.
L'option précédente avait au moins le mérite de l'honnêteté
intellectuelle.
-
Toutes les langues ne sont par ailleurs pas enseignées : le
francoprovençal, langue de la région lyonnaise, de la Savoie, de la
Bresse etc. ne bénéficie d'aucun enseignement et est en train de
disparaître, petit à petit. Une voix de plus qui s'efface.
Certaines
langues régionales de France, comme, selon le linguiste M. Krauss 95%
des langues du monde, sont en train de disparaître, elles ne
correspondent plus à la logique matérialiste et marchande du monde
post-capitaliste du 21e siècle. Il faut néanmoins signaler que
certaines régions françaises ont mis en place ou vont mettre en place
des politiques linguistiques, les choses changent, petit à petit. Pour
être réellement efficaces, ces politiques ont besoin de faire sauter le
verrou constitutionnel, tel était l'objectif de l'amendement des
parlementaires. Ceci posé, on peut en penser ce que l'on veut sur la
question, chacun est libre, bien heureusement. Mais dire que ces
langues n'ont jamais été persécutées, qu'elles ne sont pas menacées, ou
encore qu'elles n'ont pas la dignité du français, relève de l'insulte
faite à leurs locuteurs, aux générations qui ont souffert parce
qu'elles ne parlaient ou parlent pas la langue du pouvoir, et par
respect pour les gens avec qui j'ai travaillé lors de mes enquêtes ici
ou ailleurs, qui m'on fait partager leur savoir, je tenais à rectifier
quelques ces quelques faits.
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James COSTA
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